Nouvelle écrite en 2002 dans le cadre de mon travail de matu au collège du soir alors que j’avais 24 ans. En 2006, elle remporte le 1er prix du concours littéraire de la ville de Meyrin.
Chapitre I
Ce jour-là, lorsqu’elle se réveilla, le temps était gris. Quelque chose d’un peu étrange planait dans l’air. Il s’agissait d’un parfait jour « ni-ni »: ni beau, ni moche. Ni triste, ni gai. Ni spécial, ni ordinaire. Typiquement un jour d’automne. Ou de printemps.
Elle se leva, la tête envahie d’images laissées par ses rêves. Ces images se succédaient à toute allure, mêlant le réel et l’imaginaire. Elles défilaient si vite qu’il lui était impossible de dissocier le faux du vrai, de sorte qu’elle ne savait plus où était la réalité. Un tel phénomène se produisait souvent et, lorsqu’il devenait intense, elle le traînait avec elle tout le jour durant. Elle détestait cet état qui lui donnait l’impression d’être redevenue une enfant.
Elle mit de la musique, prit rapidement une douche, s’habilla, se maquilla très légèrement et avala un grand verre de jus d’orange pour essayer de chasser ces hôtes indésirables de son cerveau. Une fois dehors, le brouhaha matinal et la danse hystérique des heures de pointe l’obligèrent à se concentrer sur sa journée.
La station de métro semblait encore plus bondée que d’ordinaire. Il fallait bien la connaître pour savoir à quel endroit précis du quai les portes des rames s’ouvraient, seule chance d’entrer avant les autres pour espérer trouver une place assise. Mais les habitués étaient nombreux. Alors, elle inventait des ruses pour parvenir à ses fins. Un de ses plans consistait à prendre le plus de place possible à l’endroit stratégique, l’air de rien. Elle posait par exemple son sac à terre en levant une jambe pour faire contrepoids, sortait les choses les plus volumineuses qu’il contenait pour les remettre mieux, puis enlevait son manteau, le secouait afin de le défroisser, le pliait soigneusement pour enfin le poser délicatement sur son bras. Toutes ces petites manœuvres, entreprises quelques minutes avant l’arrivée du métro, duraient suffisamment longtemps pour occuper ce minuscule territoire si convoité.
Son plan avait parfaitement fonctionné. Elle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. « Trente-cinq minutes debout à se faire bousculer contre trente-cinq minutes tranquillement assise, voilà qui peut transformer une journée! » se dit-elle comme pour justifier son audace.
Son sourire pourtant si léger n’avait pas échappé à un homme assis dans sa diagonale. Il l’observait discrètement, souriant à son tour. Il la voyait souvent et avait fini par remarquer ses stratagèmes, ceux-ci l’amusant beaucoup. Elle semblait si occupée avec elle-même, si loin de participer à ce remue-ménage quotidien qu’elle sortait du lot, comme si sa volonté de rester discrète la rendait encore plus visible.
Elle, par contre, n’avait jamais remarqué cet homme. Elle pensait que personne ne faisait attention à elle. Elle serait morte de honte si elle avait vu qu’on l’observait ou même pire, qu’elle suscitait le rire.
Le vacarme du métro l’agressait. Elle espérait échapper à ce trajet obligatoire en laissant vagabonder son imagination mais au lieu de cela, elle ouvrit involontairement la porte à tout ce qui se cachait dans les méandres incontrôlables de son subconscient. Une fois plongée dans cet état, toute lutte était désespérée. Il aurait fallu empêcher l’invasion, elle s’était laissée prendre. Elle n’arrivait pas à distinguer d’images précises. Elle vivait plutôt cela comme une réapparition spontanée des sensations éprouvées dans son sommeil. Ces sensations se bousculaient en elle pour prendre le devant de la scène. Elle ne voyait ni la raison pour laquelle tout ceci lui arrivait, ni comment y échapper. Elle semblait juste être victime d’elle-même. Seul un cas de force majeure pouvait la tirer hors de sa mélasse mentale.
Voilà précisément ce qui se produisit lorsque la personne assise à côté d’elle la heurta avec son épaule, elle-même bousculée par quelqu’un qui, debout, avait sans doute perdu l’équilibre à cause du freinage brutal du métro. Cette collision la ramena à la réalité, ce qui lui permit d’apercevoir le nom de la station juste à temps. Elle attrapa son sac, son manteau et se laissa porter par la vague humaine jusqu’à l’air libre.
L’homme assis dans sa diagonale sourit encore longtemps une fois qu’il eut rejoint sa place. C’est parce qu’il l’avait déjà vue manquer son arrêt tant elle était perdue dans ses pensées qu’il s’était décidé, ce jour-là, à improviser cette bousculade.
Chapitre II
Elle travaillait dans un immeuble occupé uniquement de bureaux. Le va-et-vient y était incessant, le stress permanent. Elle aimait cet environnement: il était structuré. Les hommes en costume et les femmes sophistiquées lui donnaient l’impression de vivre dans un monde propre, intelligent et dynamique. Il offrait un contraste parfait avec la horde sauvage qui se pressait dans le métro, le brouhaha et les mauvaises odeurs. D’autre part, côtoyer la misère la mettait mal à l’aise. Elle aurait voulu pouvoir la faire cesser à force de pensées compatissantes. Elle ressentait presque de la honte quant au fait qu’elle ne manque de rien, ce qui contribuait à son désir d’être invisible.
Lorsqu’elle se retrouva devant son écran d’ordinateur, un message apparut: « Rendez-vous au Castella à 12h30 ». Le mot s’arrêtait là, pas de signature. Son cœur fit un bond, ses joues s’empourprèrent. Elle resta pétrifiée. Ce devait être une erreur! Jamais une telle chose ne pouvait lui arriver, à elle. D’un bref regard circulaire, elle s’assura que personne ne l’observait. Bien qu’elle eût travaillé dans ces bureaux depuis plusieurs années, elle n’entretenait de relation amicale qu’avec une seule personne, actuellement en vacances. Elle s’empressa de faire disparaître le mot et se mit immédiatement au travail afin de ne plus y penser. Peu après, un homme passa près d’elle comme un courant d’air pour s’engouffrer dans le bureau adjacent.
— Bonjour Monsieur Perneau, dit-elle dans un chuchotement alors que son patron avait déjà refermé la porte derrière lui. Tous les jours il arrivait après elle et jamais il ne la saluait, sauf exceptions. C’était comme si la constance des choses effaçait la politesse, comme si tous ces actes quotidiens répétitifs devenaient superflus, comme si la vie devenait une seule et longue journée: inutile de se saluer cinquante fois par jour. Bien qu’elle ait essayé de se faire à ce comportement regrettable depuis longtemps déjà, cette fois-ci la toucha plus que d’ordinaire. Elle se sentit gagnée par une grande tristesse, due à l’accumulation du manque d’intérêt qu’on lui portait, ce qui réveilla au passage de vieilles sensations douloureuses.
Aussi loin qu’elle se souvienne, elle s’était toujours sentie impuissante face à ce sentiment amer et diffus. Mais, se considérant elle-même comme une personne « différente », comment leur en vouloir? Elle essayait souvent de se convaincre que si tous ces gens autour d’elle avaient l’air si heureux, c’était parce qu’ils devaient ne jamais se soucier des autres. Elle se demandait comment accéder à cette probable clé du bonheur lorsqu’un dossier tomba devant elle depuis si haut que ses cheveux se soulevèrent tandis que le tas de paperasse s’écrasait bruyamment sur son bureau.
— Être payée pour ne rien faire, elle n’est pas belle la vie? lança son patron d’un ton sec, après qu’il eut lâché le dossier. Le rouge n’avait pas même eu le temps de lui monter au visage que Monsieur Perneau était déjà reparti. Elle avait été si surprise par la violence de cette apparition que ses yeux se remplirent de larmes. Mais la leçon brutale porta ses fruits et elle se plongea corps et âme dans son travail.
Midi quinze. Elle repensa à ce qui s’était produit le matin même. Voilà qui n’était pas mérité, elle qui se donnait toujours tellement de peine! La probabilité pour que son patron sorte de son antre semblait déjà minime, mais alors pour qu’il la surprenne en train de rêvasser… Elle prit ce dossier qu’elle venait de boucler en un temps record, se leva et s’imagina soudain entrer sans frapper dans le bureau de son supérieur, jeter le dossier à son tour devant lui, lui lancer un regard noir, tourner les talons et claquer la porte derrière elle. Comme dans un film, « La Vengeance de l’Employée Modèle »: tailleur serré, chignon relevé, lunettes à bordure noire, hauts talons. Mais Monsieur Perneau sortit de son bureau pour aller manger sans attendre la fin de la projection.
— Merveilleux! Vous avez déjà fini! Encore une preuve que les femmes sont plus douées pour faire deux choses en même temps que les hommes!
Elle ne répondit rien et ne tourna pas même la tête. Il riait de sa propre blague d’une manière si pétulante qu’elle dut se forcer pour esquisser un sourire d’agrément, malheureusement obligatoire.
Freinant son élan juste après avoir passé la porte, Monsieur Perneau revint en arrière et la trouva encore figée dans la même attitude.
— Vous ne mangez pas aujourd’hui? Ah, non! Suis-je bête! La tête dans les nuages? L’amour et l’eau fraîche! Ha ha ha! Ne vous mariez pas! Jamais!
Elle allait ouvrir la bouche pour lui répondre que déjà, encore, il était parti. De toute façon, qu’aurait-elle bien pu rétorquer? Des années de concentration absolue réduites à néant pour quelques secondes d’absence.
La tête dans les nuages? Ne pas se marier?
Pourquoi? Comment pouvait-on dire une telle chose?
Les propos de son patron résonnèrent dans sa tête comme un écho qui meurt doucement dans un espace vide, ces mots dont le sens ne pouvait faire écho qu’avec le vide. Alors, comme rien ne les retenait, ils disparurent tout à fait.
Chapitre III
Midi trente.
Le restaurant Le Castella était décoré de manière sobre et moderne: murs blanc crème et meubles métalliques noirs mats. Beaucoup de petits objets très colorés et de bougies étaient éparpillés ça et là, ce qui donnait une touche gaie et intimiste à l’endroit. Les discussions animées et la course effrénée des serveurs allaient si bon train que l’on se serait cru dans une ruche. Quelqu’un pourtant offrait un contraste avec toute cette agitation. Assis seul à une petite table, Antoine l’attendait, immobile, le regard fixé sur la porte d’entrée. Il était arrivé un quart d’heure en avance, pour être sûr de la précéder.
Cela faisait maintenant un an qu’Antoine travaillait dans la même société qu’elle. Elle avait même été la première personne qu’il y avait vue. Instantanément, quelque chose en elle lui avait plu. Non pas qu’elle fût vraiment jolie, mais elle semblait pouvoir l’être, comme un bourgeon informe prêt à révéler une magnifique fleur multicolore au très probable parfum enivrant. Rares avaient été les occasions de la côtoyer depuis, mais il la regardait sans cesse de loin, attendant le moment idéal pour l’aborder.
Ce moment n’était jamais venu.
Après maintes hésitations, Antoine s’était décidé à l’inviter. Un repas de midi pour ne pas faire « rendez-vous trop sérieux », dans un endroit neutre pour ne pas la mettre mal à l’aise. Parmi tous les projets qu’il avait élaborés en secret, il n’en avait pas trouvé de meilleur que celui-ci. Un seul doute subsistait: et s’il ne lui plaisait pas? Peut-être était-elle trop réservée pour lui témoigner un quelconque intérêt… Dans tous les cas, elle ne l’avait jamais fait. C’est ce qui l’avait convaincu de ne pas signer son mot. Antoine s’était dit qu’ainsi, la curiosité l’emporterait et, qu’au cas où la déception s’inviterait à leur premier rendez-vous, au moins ils seraient tous les deux là. De quoi lui laisser une chance de la convaincre de rester.
Il passait en revue toutes les fois qu’il l’avait vue: ses gestes, ses manies, ses tenues vestimentaires, sa démarche un peu retenue, ses coiffures soignées, ses attitudes, ses regards furtifs sur son entourage.
Elle paraissait toujours calme, sérieuse, concentrée. Elle prenait peu de place, tâchait de ne pas se faire remarquer, ce qui lui conférait un charme fou. On ne la voyait jamais et pourtant, lorsqu’elle ne venait pas elle manquait, comme un meuble qui aurait disparu sans que personne n’ait assisté à son déménagement.
Antoine s’était souvent imaginé leur rendez-vous. Il la voyait douce, réservée, une lueur mystérieuse dans les yeux. Une femme tendre et sensuelle, pudique et silencieuse.
Mais, cette fois, cela se passait pour de vrai, elle allait arriver et il cherchait désespérément quelque chose de simple et de rassurant à lui dire. Antoine faisait même un effort immense pour ne pas partir en courant tant la timidité l’étouffait. Il n’en revenait pas lui-même d’avoir osé initier cette rencontre et, à l’idée qu’aucun mot ne pourrait sortir de sa bouche, sa peur redoubla d’intensité. Bientôt elle allait passer la porte, il fallait s’y préparer. L’envie lui prit soudain d’aller aux toilettes, une envie urgente, forcenée, alors qu’il ne pouvait quitter sa place: il risquerait de la manquer. « Rassemble tes esprits enfin! » se répéta-t-il plusieurs fois, et il commanda une boisson pour essayer de reprendre pied dans la réalité. Le liquide frais coulant dans sa gorge fit son effet apaisant. Il se rendit alors compte que sa montre affichait une heure moins dix. « Elle a dû finir un travail » se dit-il pour annihiler ses doutes naissants
Le regard d’Antoine quitta finalement la porte d’entrée. Bien que le bruit et l’agitation aient été infernaux, tout le monde semblait serein, bien dans sa petite vie, ignorant tout à fait qu’autant de sentiments l’envahissaient, lui qui se tenait si près d’eux. Il se sentit ridicule, presque redevenu adolescent, et se demanda si quelqu’un avait pu lire sur son visage tout ce qui se passait en lui.
Au bout de dix minutes d’observation, l’impatience le gagna. Le doute se transforma en angoisse et il commença à entrevoir la probabilité qu’elle ne vienne pas du tout. Son cœur s’arrêta quelques instants pour repartir en faisant un énorme choc dans sa poitrine. Il se passa une minute entière pendant laquelle il fut incapable de penser. Ses membres semblaient figés, il sentait comme un courant glacé lui remonter le corps depuis le sol, sa respiration s’était presque arrêtée et ses tempes battaient fort la mesure de son cœur.
Des suppositions diverses et variées se précipitèrent dans sa tête. La plus violente se manifesta alors par à-coups: « elle – avait – déjà – quelqu’un – dans – sa – vie ». Elle ne voulait rien savoir. Quel air pitoyable, assis là, tout seul, à attendre et à espérer dans le vide. Non, évidence parmi toutes, elle ne viendrait jamais.
Il n’avait plus faim, plus soif, plus d’envie, plus de peur, plus aucun sentiment. La seule chose qu’il souhaitait à ce moment précis: disparaître sous terre, se volatiliser, s’évaporer. Mais il lui fallait payer sa bouteille d’eau, expliquer que, finalement, il ne mangerait pas, et s’excuser pour avoir occupé une table sans consommer… S’excuser d’avoir rêvé éveillé tout ce temps, pour finir par atterrir brutalement au milieu de ce restaurant.
Chapitre IV
N’ayant pas réussi à trouver ce qu’elle désirait manger, elle se rendit à la cafétéria de l’immeuble pour y acheter un sandwich. Son amie lui avait particulièrement manqué à ce moment précis car elle n’aimait pas prendre son repas seule. Non qu’elle redoutât qu’on la regardât ou qu’on la jugeât, mais elle ne savait jamais où poser les yeux. Cette situation, lorsqu’elle se présentait, la gênait énormément, à tel point qu’elle ne pouvait s’empêcher d’ingurgiter son lunch à toute vitesse, sans même prendre conscience du goût et de la consistance des aliments qui le composaient. De plus, manger aussi vite la faisait friser la défaillance stomacale.
Depuis qu’elle avait découvert ce petit parc derrière son immeuble, elle savait qu’elle pouvait aller s’y réfugier à l’abri des regards, même en cas de mauvais temps. Tout à l’heure, à la cafétéria, elle avait entendu le rire sonore de son patron. Le cherchant des yeux, elle l’avait vu attablé avec une foule de gens très animée. Un instant, elle s’était imaginée avec eux, partageant les rires et les discussions. Mais, très vite, elle avait réalisé qu’elle s’y serait sentie bien peu à sa place. Fin de la pause. Au moment où elle appuya sur le bouton de l’ascenseur, la porte de l’immeuble s’ouvrit derrière elle. Une silhouette se glissa à l’intérieur: il s’agissait d’Antoine. Il s’arrêta net lorsqu’il s’aperçut qu’elle se tenait là, juste devant lui. Il ne pouvait plus bouger. Il ne fallait pas qu’elle le voie, il aurait préféré être foudroyé sur place. Retenant sa respiration, il la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte de l’ascenseur se soit refermée derrière elle.
Alors que retentit le signal sonore indiquant qu’un nouvel ascenseur s’était ouvert, il se rendit compte de la situation insupportable dans laquelle il s’était mis. Il allait la voir tous les jours, tout le temps, sans savoir si elle savait. Cette idée le rendit affreusement nerveux. Il se sentait coincé, piégé. Il prit alors la décision d’aller lui parler sans délai, bien qu’il n’eût aucune idée de ce qu’il allait lui dire. Il venait de rejoindre l’étage de son département et s’apprêtait à frapper à la porte, le poignet levé à hauteur de ses yeux, quand sa main sembla ne plus lui obéir. Elle se détacha devant lui et resta suspendue en l’air, comme si cette main-là n’appartenait soudain plus à personne.
Quelqu’un pouvait arriver à tout moment! Un élan instinctif lui permit de retrouver l’usage de ses jambes et il partit le plus vite qu’il put. Sa main allait bien le suivre.
Après-midi ordinaire. Elle croulait suffisamment sous le travail pour ne pas disposer d’une seule seconde de répit. Monsieur Perneau l’appela une fois dans son bureau et, lorsqu’elle se présenta face à lui, il lui tendit un dossier sans même détourner le regard de son ordinateur. Ce fut la seule véritable action de cette deuxième moitié de journée.
Dix-huit heures. Elle rangea ses affaires, prit son manteau, frappa doucement à la porte du bureau de Monsieur Perneau et passa la tête dans l’embrasure.
— Bonne soirée Monsieur, dit-elle d’un air emprunté, connaissant le risque de déranger son patron « pour rien », avec les conséquences violentes que cela pouvait engendrer.
A vous aussi chère petite perle! répondit-il pour la taquiner. Il s’amusait du zèle extrême dont elle faisait parfois preuve. Il l’aimait bien, même s’il ne la comprenait pas toujours. Elle représentait l’employée faite pour lui plaire: discrète, efficace, pas compliquée.
Surtout, elle avait très vite compris qu’il détestait être dérangé pour rien.
Chapitre V
L’air libre. Elle respira à plein poumon pour évacuer le stress de son esprit, et surtout celui causé en dernier lieu par la crainte des frasques de son patron. Monsieur Perneau avait toujours été complètement imprévisible, alors elle aimait ces gentilles petites phrases qu’il lui adressait parfois, elles la réconfortaient presque.
Elle ne savait pas comment occuper sa fin de journée. En temps habituel, elle s’adonnait à une de ses activités favorites: l’atelier de photo. Mais l’idée d’y aller sans son amie et collègue la mit aussi mal à l’aise que celle de manger face à face avec… personne. Après un instant de réflexion pendant lequel elle resta immobile au milieu de la place, elle décida de rentrer à pied. Jamais elle ne le faisait: l’idée de devoir se battre contre la foule en constant déversement la décourageait d’avance, sans parler du fait que ses chaussures ne se prêtaient absolument pas à une telle odyssée. Mais son manque d’inspiration la poussa à innover.
Alors qu’elle tournait au coin d’une rue, une vitrine attira son attention. Elle s’arrêta devant et examina attentivement ce qu’on pouvait y trouver. Quelques minutes s’étaient écoulées quand la sensation d’être observée la gagna. Elle releva la tête et aperçut soudain un jeune homme qui la regardait depuis l’intérieur du magasin, le visage illuminé par un large sourire. Machinalement, elle se retourna pour vérifier si ce sourire s’adressait bien à elle. Lorsqu’elle reposa son regard sur ce curieux personnage, celui-ci riait aux éclats. Ce rire – bien qu’il lui fût impossible de l’entendre – lui permit de le reconnaître aussitôt: il s’agissait du beau Léon, un de ses anciens camarades de l’école secondaire.
Léon commença alors à exécuter toute une série de gestes rapides et incompréhensibles. Elle recula d’un pas et chercha une entrée des yeux: elle n’en trouva pas. Cette vitrine marquait le fond d’un magasin auquel on accédait par le premier étage de l’immeuble et dont la porte se trouvait de l’autre côté, dans la cour intérieure du bâtiment. Une petite pancarte était suspendue à chaque extrémité de la vitrine, montrant le parcours – en forme de C – qu’il fallait suivre pour pouvoir accéder à cette entrée.
Elle lui laissa entendre qu’elle allait faire le tour mais, à sa grande surprise, Léon agita son index en guise de réponse négative, tapota sur sa montre et montra quelque chose derrière lui en faisant une grimace.
Elle comprit que ce n’était pas le moment d’aller le déranger et sourit timidement en haussant les épaules. Effectivement, Léon travaillait dans cette boutique et il savait que son patron ne tenait pas à ce que celle-ci se transforme en salon de thé.
Elle leva son pouce, tout en affichant un air interrogatif. Il lui répondit immédiatement par un sourire radieux auquel il joignit le geste: il lui montrait son alliance. Cette vision lui fit un choc dont elle se ressaisit aussitôt afin de ne pas manquer à son devoir: il fallait lui témoigner sa joie. La vue de cet anneau lui avait donné l’impression immédiate et spontanée que jamais elle ne se marierait.
Léon voulut à son tour savoir comment elle allait et, pour ce faire, il pointa son index vers elle, adoptant une mine interrogative. Elle répondit d’un léger mouvement de tête accompagné d’un nouveau sourire. Il le lui rendit, agita la main succinctement et tourna les talons. Quelqu’un l’avait appelé, semblait-il.
Les yeux encore levés vers l’endroit où il se tenait, son regard devint flou et elle resta là quelques instants, comme pour rejouer mentalement la scène qui venait de se dérouler. Elle n’arrivait pas à croire que Léon soit bel et bien marié.
Chapitre VI
Le vent souffla soudain par rafales et, quoiqu’elle marchât de plus en plus vite, elle sentit le froid la gagner. Elle hésitait à prendre un taxi quand une deuxième rafale glacée la décida. Le temps d’en trouver un libre fut bref.
Elle se laissa tomber sur la banquette arrière et se réjouit de ce moment de passivité qu’elle s’offrait là, du moins jusqu’à ce qu’une ombre noire vienne ternir son enthousiasme: elle avait toujours vu les taxis comme un symbole de supériorité sociale. D’ailleurs, si elle n’en avait pas trouvé un aussi vite, elle se serait certainement abstenue. Elle se sentait coupable lorsqu’elle avait la possibilité de profiter d’un luxe quelconque car elle savait que tous ne pouvaient jouir de la même chance qu’elle. Mais s’asseoir dans une voiture et se laisser conduire, pouvant tout voir sans être vue, la comblait tant qu’elle souhaita passer toute sa vie ainsi.
Elle traversa la ville comme si elle parcourait ces rues pour la première fois. Elle savourait chaque instant de ce voyage rare et précieux, captait çà et là des petites scènes de vie courante. En longeant la Grand’Place, elle vit des gens pressés – l’un d’entre eux lui sembla familier – des jeunes, des vieux, des touristes et des couples d’amoureux. Elle se sentait comme au cinéma, lorsqu’on se fond dans les personnages du film. Elle prit pour elle toutes les émotions qu’elle put lire sur les visages de ceux qu’elle croisait. Elle s’oubliait dans ce qu’elle voyait, tout en se sentant vivre comme jamais. Chaque rue, chaque bâtiment ou monument lui semblait changé, comme si la ville avait revêtu un habit différent, juste aujourd’hui et maintenant, et qu’elle seule pouvait le voir. Elle levait les yeux et essayait de saisir un maximum de détails, qu’il s’agisse d’architecture, de couleurs ou de lumière. Lorsqu’on pense à regarder en haut, on découvre toujours quantité de sujets magnifiques et insoupçonnés qui offrent une nouvelle dimension à la perception de ce qui nous entoure.
Chapitre VII
Antoine traversait la Grand’Place, la tête si embuée par ses pensées emmêlées qu’il ne la vit pas passer à quelques mètres de lui, dans un taxi. Il se sentait complètement perdu et ne savait pas comment se ressaisir. Tous les événements de la journée avançaient en procession dans sa tête, comme un interminable ralenti: il se voyait dans chacun des moments où il l’avait attendue, revivant ses doutes et sa souffrance de manière décuplée par l’effet lent de l’image. Toute cette histoire lui apparaissait comme un magnifique tableau qui, au moment d’y mettre la touche finale, avait commencé à couler pour finir en une tache de couleurs informe et répugnante.
Il ne savait pas s’il devait s’estimer heureux de ne pas avoir trouvé le courage d’aller lui parler ou au contraire, s’il devait le regretter. De toute façon, qu’est-ce que cela aurait pu changer? Elle l’aurait certainement trouvé ridicule. Elle n’avait jamais fait attention à lui pour la simple et bonne raison qu’elle n’était pas libre et, malgré tout ce qu’il avait imaginé depuis le temps qu’elle était apparue dans sa vie, il n’avait pas songé une seule seconde à cette possibilité. Une personne aussi merveilleuse qu’elle ne pouvait vivre seule! Lui par contre, le pouvait bien.
Antoine ne trouvait de réconfort que dans l’idée ingénieuse qu’il avait eue d’envoyer son invitation en cachant son identité. Il réalisa qu’elle ne pourrait jamais la découvrir s’il ne la lui donnait pas lui-même et vit ainsi enfin une échappatoire à son calvaire. Il respira un grand coup et se sentit enfin un peu plus léger. A la seule pensée de se retrouver pris à son propre piège, il avait été jusqu’à envisager l’éventualité de démissionner. Heureusement, nul besoin d’en arriver là. Il ne restait plus maintenant que la douleur, la peine, le vide laissé par l’anéantissement de ses espoirs. Cette douleur, soulagée par l’abandon de la peur de la savoir connue, était devenue silencieuse et écrasante. Comme l’atmosphère lourde qui plane après une bataille. Mais, au milieu de ce champ dévasté, jaillit soudain de son esprit confus une dernière bribe d’espoir: il se dit que, peut-être, elle n’avait pas reçu son message. Était-ce seulement possible? Pourquoi n’y avait-il pas pensé? Comment n’y avait-il pas immédiatement pensé?
Antoine s’arrêta net et décida de retourner à son bureau, seule chance de vérifier si ce malheureux message était arrivé à destination. Alors qu’il prenait en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir, il pesta intérieurement contre le manque d’efficacité de la marche à pied.
Finalement, il put apercevoir l’immeuble. Une fois arrivé à sa place, le démarrage de son ordinateur lui parut durer une éternité. A cela s’ajouta le temps nécessaire pour se connecter au réseau: pourquoi était-ce aussi long? Quand son ordinateur fut enfin prêt, il se rendit dans sa boîte aux lettres virtuelle pour consulter ses accusés de réception.
Rien.
Alors elle n’avait pas reçu son mot!
A demi soulagé, Antoine se rappela soudain qu’il n’avait sciemment pas envoyé son message depuis sa boîte aux lettres mais depuis un service Internet, étant donné qu’il tenait à dissimuler son identité. Il se rendit alors sur la page Web en question, mais ne trouva aucun moyen de savoir si les messages partis avaient été remis. Il ne pourrait donc jamais en avoir le cœur net. Il éteignit machinalement son ordinateur et sortit, plongé dans un état second. Tous ces événements rocambolesques l’avaient anéanti.
Il s’assit sur le rebord d’un mur. Un petit rire nerveux le secoua. Il n’était plus lui-même. Cela apparaissait même évident: il s’était raccroché à la moindre petite chose pour fuir la réalité… Antoine fit apparaître le visage de sa bien-aimée devant lui. La certitude qu’elle était accueillie chez elle par un autre à ce moment même le gagna tout à fait, sans qu’il ne reste plus aucune place pour un quelconque autre doute.
Chapitre VIII
Elle aimait rentrer dans son petit nid pour y retrouver le calme et le confort. Une fois la porte passée, presque tout était rythmé par des rituels immuables dont le premier comprenait l’observation de la base du téléphone. Sans même poser ses affaires, même si elle en tenait de lourdes dans les bras, elle restait comme suspendue au milieu de son living afin de voir si le répondeur lui faisait signe. A chaque fois qu’il clignotait, elle s’empressait d’aller appuyer sur le bouton qui lançait le message enregistré, ses affaires toujours dans les bras. C’était une joie pétillante et instantanée que de voir le petit voyant lumineux rouge lui témoigner la trace que quelqu’un avait laissée à son attention.
Le deuxième rituel consistait à trier le courrier. Elle pouvait passer des heures à lire tout ce qu’elle tenait entre ses mains, jusque dans les moindres détails. Elle ne recevait que trop rarement de vraies lettres. Lorsqu’elle en trouvait une, cela la touchait tellement qu’elle regrettait l’apparition de tous ces appareils modernes. Bien qu’il permettent une communication certes rapide et efficace, ils font disparaître le charme pourtant si précieux du contenant au seul profit du contenu.
Une fois le courrier trié, il fallait le classer et parfois même répondre. Ce à quoi elle s’attelait tout de suite, par peur d’oublier en le remettant à plus tard. Si cela s’avérait nécessaire, elle rangeait ou nettoyait un peu son appartement. C’était une habitude adoptée très tôt dans sa vie, pensant qu’il se trouvait déjà bien assez de désordre dans sa tête pour qu’elle en laisse encore autour d’elle.
Elle passait ensuite à la salle de bain faire sa toilette, après quoi elle enfilait un survêtement confortable pour finalement aller cuisiner quelque chose. Souvent, elle se préparait un plateau qu’elle emportait pour aller manger devant la télévision. Souvent, elle regardait un film, et ne pensait alors plus à rien. Souvent, elle finissait par s’endormir avant la fin.
C’est ce qui se passa ce jour-là.